Alternatives Economiques – 16/01/18

Médias

La presse menacée par la crise de sa distribution

Marc Chevallier

Renouant avec le rituel des vœux à la presse délaissé par son prédécesseur le 3 janvier dernier, le président de la République a disserté longuement sur la liberté de la presse dans le monde, son intention de faire voter une loi pour endiguer la propagation des fake news (les fausses nouvelles) sur les réseaux sociaux, ou encore l’indépendance des médias, qu’il propose de garantir par le biais d’un « système de fondation entre actionnaires et rédactions ». Emmanuel Macron a été cependant beaucoup moins disert sur un dossier brûlant à court terme pour la presse écrite : les graves difficultés de Presstalis, l’opérateur qui achemine une grosse partie des publications vers les kiosques et autres marchands de presse en France. Son sort, qui se joue dans les tout prochains jours, pèse en effet comme une épée de Damoclès sur l’avenir de toute la filière.

Pour les quotidiens et les magazines, 2018 commence on ne peut plus mal. Le 6 décembre 2017, les éditeurs distribués par Presstalis – réunis au sein de deux coopératives possédant l’opérateur et représentant l’ensemble des quotidiens et 75 % du marché des magazines, soit environ 4 000 titres – ont reçu une mauvaise nouvelle par mail : la société de distribution leur annonçait procéder à une « retenue de 25 % des règlements » jusqu’à la fin janvier. Ce qui signifie que l’entreprise a décidé de conserver d’ici là un quart du chiffre d’affaires net issu des ventes en kiosque (c’est-à-dire le produit des ventes au numéro diminué de la commission versée par les éditeurs à Presstalis, comprise entre 35 et 40 % du prix de vente environ). Selon la directrice générale de Presstalis Michèle Benbunan, il s’agit d’une « mesure de protection de la liquidité », destinée à regonfler de 37,1 millions d’euros une trésorerie apparemment à sec.

Liquidation ou recapitalisation ?

Un coup dur pour la plupart des éditeurs, dont les comptes sont dégradés par une décennie de crise de la presse. D’où la vive réaction du Syndicat de l’édition de presse française (SAEP), qui fédère une soixante d’éditeurs de petite et moyenne tailles : cette mesure décidée « sans la moindre information préalable ou consultation (…) va provoquer la cessation de centaines de titres et la disparition immédiate de plusieurs dizaines d’entreprises de presse », écrit son président Philippe Loison dans une lettre à la direction de la société de distribution. Et de demander dans une autre lettre adressée cette fois au ministre de l’Economie Bruno Le Maire « un fonds d’indemnisation [de 100 millions d’euros] pour venir au secours des entreprises de presse, des dépositaires, des marchands de presse » pour parer à une éventuelle liquidation de Presstalis.

Une faillite de Presstalis provoquerait la disparition d’une grande partie des journaux et magazines dans les kiosques

La majorité des éditeurs ne sont en effet pas au bout de leurs peines : non seulement ils risquent de ne pas revoir les sommes retenues par Presstalis (que celle-ci devrait convertir en parts sociales), mais ils devraient être contraints sous peu de remettre au pot pour la recapitaliser. L’entreprise terminerait en effet son exercice 2017 avec une perte d’exploitation de 15 millions d’euros, selon la Correspondance de la presse (sur un chiffre d’affaires total avoisinant 1,5 milliard d’euros). Comme elle n’en est pas à son premier exercice déficitaire, ses fonds propres seraient aujourd’hui négatifs… à hauteur de 300 millions d’euros. Ce qui signifie qu’en pratique, elle n’a plus les moyens de financer son exploitation et ses investissements.

Fin 2017, son conseil d’administration a demandé l’ouverture d’une procédure de conciliation auprès du tribunal de commerce, qui a nommé une administratrice judiciaire, Hélène Bourlouloux, une habituée des restructurations délicates. Une entreprise classique se verrait sans doute poussée à la liquidation. Mais dans le cas de Presstalis, cela provoquerait ni plus ni moins la disparition d’une grande partie des journaux et magazines dans les kiosques. D’où des catastrophes en chaîne pour les éditeurs et les marchands de presse.

Mauvaise gestion et effondrement des ventes

L’entreprise née en 2009 de la réorganisation des Nouvelles messageries de la presse parisienne (NMPP), elles-mêmes fondées après-guerre, n’en est pas à sa première crise. Lors de la dernière en date en 2012, elle avait échappé à la faillite grâce au soutien des éditeurs et à l’aide de l’Etat. Au prix d’une restructuration qui avait abouti à diviser ses effectifs par deux pour les ramener à 1 300 salariés en 2016.

Pour expliquer ses difficultés actuelles, la gestion de l’ancienne direction de Presstalis, débarquée à l’été 2017, est souvent mise en cause par les éditeurs : une diversification non concluante dans le numérique, notamment avec l’application mobile Zeens qui a fait un flop, le projet pharaonique de refonte du système informatique, qui s’avère un échec alors qu’il a coûté plusieurs dizaines de millions d’euros, ou encore le coût élevé des indemnités de départ consenties dans le cadre des réductions d’effectifs. D’où la volonté exprimée par Louis Dreyfus, président du directoire du groupe Le Monde et administrateur de Presstalis, de voir cette dernière « se concentrer sur son cœur de métier : la distribution de l’imprimé ». Il estime en effet que la tentative de diversification de l’entreprise s’est traduite par une dégradation de la qualité de son activité d’origine.

La diffusion de l’ensemble de la presse a reculé de 40 % entre 2007 et 2014

Le reproche est fondé si l’on en croit le mécontentement des marchands de presse, qui s’étaient mis en grève en novembre dernier pour dénoncer leurs conditions de travail et la précarité de leur métier. Des difficultés qui ne pèsent pas pour rien dans la baisse du nombre de points de vente sur le territoire ces dernières années : comme le rappelle le sociologue Jean-Marie Charon, alors qu’on recensait plus de 38 600 points de vente en France au début des années 1990, ils n’étaient plus que 23 450 en 2017, soit une baisse de 40 %.

Le principal déterminant de ces évolutions et de la crise de Presstalis reste cependant l’effondrement du marché au cours de la dernière décennie. La diffusion de l’ensemble de la presse (gratuite et payante) a en effet reculé de 40 % entre 2007, son point haut historique dans la période récente, et 2014.

 

Son chiffre d’affaires a baissé dans des proportions moindres – de 30 % entre 2007 et 2015 – car les éditeurs ont souvent augmenté leur prix de vente pour compenser la baisse des volumes. Les grands quotidiens Le Monde, Le Figaro et Les Echos ont ainsi doublé le leur au cours des dix dernières années. En comparaison, le prix au numéro d’Alternatives Economiques n’a augmenté que de 29 % sur la même période. L’augmentation des prix est cependant une arme à double tranchant : si elle peut avoir un effet bénéfique sur les comptes des éditeurs à court terme, elle peut aussi avoir pour résultat d’accélérer la décrue des volumes vendus.

Aucun type de publication n’échappe à la tendance. Si les ventes des quotidiens nationaux ont été divisées par deux depuis le milieu des années 1980, la presse quotidienne régionale a commencé de voir ses ventes baisser à partir de la fin des années 1990, rejointe par les magazines au milieu des années 2000.

Les derniers chiffres publiés par l’Alliance des chiffres pour la presse et les médias (ACPM), l’organisme de la profession chargé de mesurer l’audience des titres, ne montrent pas de réelle inflexion dans la période récente : avec près de 3,3 milliards d’exemplaires, la diffusion de la presse payante a en effet reculé de 1,5 % entre septembre 2016 et août 2017 après une baisse similaire l’année précédente. Parmi les différents segments de presse, seuls les quotidiens nationaux ont stabilisé leurs ventes durant l’année écoulée, sans doute grâce aux échéances électorales, mais ils ont renoué dans l’ensemble avec de très mauvaises performances en fin d’année.

« Quelle entreprise peut absorber de tels reculs alors que ses coûts sont principalement fixes ? », Jean-Marie Charon

Face à telles évolutions, la rentabilité pour une entreprise comme Presstalis ressemble à une mission impossible. « Quelle entreprise, quelle organisation économique peut absorber de tels reculs alors même que ses coûts sont principalement fixes (plateformes techniques, moyens de transport, salaires de quelque 1 200 salariés) ? », s’interroge Jean-Marie Charon. Les entrepôts et les camions coûtent en effet autant à l’entreprise qu’ils soient remplis de journaux ou bien aux trois quarts vides.

La direction de Presstalis devrait sous peu dévoiler son plan de transformation de la messagerie, qu’elle a présenté aux pouvoirs publics la semaine dernière : les membres de la coopérative de distribution des magazines (CDM) ont ainsi rendez-vous avec elle le 23 janvier pour une réunion d’information. La mesure phare de ce plan devrait être la cession à des acteurs indépendants des dépôts dans lesquels les journaux et magazines sont stockés avant d’être distribués. Une pilule qui sera dure à avaler pour les salariés de Presstalis qui y travaillaient jusque-là. L’entreprise devrait quant à elle se recentrer sur sa relation avec les éditeurs d’un côté, et avec les diffuseurs (les marchands de presse) de l’autre.

Hausse temporaire des prix

Le coût de la restructuration, qui atteindrait les 200 millions d’euros, serait financé par une « contribution exceptionnelle, qui pourrait être de quelques centimes – 10 centimes ? –, sur chaque exemplaire vendu le temps nécessaire », selon la Correspondance de la presse. Cette augmentation temporaire des prix est sans doute la moins douloureuse a priori pour les finances des éditeurs, mais difficile de croire qu’elle n’aura aucun effet négatif sur les volumes de leurs ventes.

Cette fois, l’Etat n’a pas l’air décidé à mettre la main à la poche

 

Et l’Etat, quel rôle jouera-t-il dans cette restructuration ? Pour l’heure, ses intentions restent relativement insondables. Le 3 janvier dernier, Emmanuel Macron n’a fait qu’une brève allusion à la crise en cours chez Presstalis, évoquant « des actions indispensables de l’ensemble des acteurs de la profession pour que celles et ceux qui diffusent, des messageries jusqu’aux kiosquiers, puissent continuer à avoir un modèle économique soutenable ». Manière de signifier sans doute que cette fois l’Etat ne mettrait pas la main à la poche.

Vers une distribution à deux vitesses ?

Trois ministères avaient cependant confié en fin d’année dernière une mission « sur la situation industrielle et financière de la filière de distribution de la presse » à Gérard Rameix, ancien président de l’Autorité des marchés financiers (AMF), en lui demandant de formuler des recommandations. Le rapport qui devait être publié avant Noël, ne sera finalement pas rendu public, tandis que Gérard Rameix a vu sa mission prolongée de plusieurs mois. Marc Schwartz, ex-directeur de cabinet de la ministre de la Culture Françoise Nyssen, s’est également vu chargé d’une mission similaire, avec pour objectif de creuser certaines pistes, selon la Correspondance de la presse, comme des évolutions de la loi Bichet, voire du système coopératif lui-même.

La réforme envisagée pourrait donc aller au-delà du replâtrage financier. La loi Bichet, votée en 1947, est en effet la pierre angulaire sur laquelle repose la presse en France. Elle organise un système de distribution égalitaire et solidaire. C’est ce qui explique que Presstalis soit géré en coopérative, un mode de gestion au sein duquel chaque éditeur, quelle que soit sa taille, compte pour une voix ; et d’autre part que chaque point de vente accueille l’ensemble des titres distribués. Ce système destiné à garantir le pluralisme, a aussi en pratique encouragé la prolifération des titres à diffusion réduite. Un engorgement qui a participé des difficultés de Presstalis et de la dégradation des conditions de travail des marchands de journaux. Toucher à la loi Bichet, c’est cependant prendre le risque d’instaurer un système de distribution à deux vitesses, dans lequel seuls les gros éditeurs verraient leurs titres distribués dans l’ensemble des points de vente, tandis que les titres dotés d’une puissance financière moindre ne bénéficieraient que d’une présence partielle sur le territoire

https://www.alternatives-economiques.fr/presse-menacee-crise-de-distribution/00082587

Laisser un commentaire