Electron Libre – 18/01/18

Presstalis: vers un scandale d’Etat

Publié le 18 janvier 2018 à 16h37 par Emmanuel Schwartzenberg

Le gouvernement s’apprête à refinancer les messageries, la société gérée par les grands éditeurs de presse, pour 180 millions d’euros alors que les derniers comptes et la commission des finances de la société font apparaître l’incurie de la gestion. Le fait que les quotidiens nationaux, partie prenante de l’affaire, soient tous détenus par des milliardaires français, place Emmanuel Macron en première ligne.

L’époque où l’Etat comme les collectivités exigeaient, certes en toute illégalité d’une entreprise bénéficiant d’un contrat public de financer la collectivité est révolue. En 2018, on ne demande plus, comme on l’a fait, à la Générale des Eaux de financer le câblage des villes et de fournir des programmes audiovisuels à Canal+ via la Générale d’Images, on accepte que les « oligarques français »  qui ont pris, voici une quinzaine d’années le contrôle de toute la presse quotidienne nationale reçoivent des aides massives au risque de détruire définitivement le pluralisme de la presse. Il apparait, à travers les comptes sociaux et l’avis de la commission des finances publiés par électron libre que la direction de Presstalis comme ses administrateurs à savoir Le Monde, Le Figaro, Le Canard Enchainé ont conduit en 2017 l’entreprise à la faillite.

L’affaire se résume ainsi : Le Figaro et, dans une moindre mesure, Le Monde sont convaincus que le papier va disparaître à échéance de trois ans car ils ne sont pas capables, à défaut de le relancer, de le faire survivre. Pour gérer cette fin, les groupes de presse qui contrôlent Presstalis ont obtenu l’accord de principe de l’Etat pour qu’il accorde une dotation exceptionnelle de 160 millions d’euros. Elle s’ajoutera aux 18,9 millions d’euros accordés par le Parlement pour 2018 et aux prêts de 50 millions d’euros accordés en 2012 et 2015 par la FDES.

Le rôle du tribunal de commerce

La crise de Presstalis a été, si l’on peut dire, connue du public depuis six semaines seulement. En novembre 2017, les messageries Presstalis qui distribuent 75% du volume de la presse française et 4000 titres ont prélevé d’office 37,2 millions d’euros sur les commissions des éditeurs, les petits titres se voyant eux, imposer jusqu’à fin janvier 2018, une retenue de 25% sur le prix facial supplémentaire aux 45% généralement perçues.

L’ancienne gouvernance de Presstalis, débarquée en juillet 2017 – la présidente Anne Marie Couderc et Vincent Rey, le directeur général, n’aurait pas anticipé l’effondrement des volumes de vente de la presse (notamment télévisée et féminine) et les conséquences d’une baisse des barèmes sur les titres ayant quitté les MLP, les messageries concurrentes.

Le laxisme des administrateurs dénoncé par la commission des finances de Pressalis (lire ici) a aggravé la situation au point de la rendre explosive sur le plan économique comme politique.

Si Jean Messinesi, président du tribunal de commerce de Paris, n’était pas intervenu personnellement à la demande des grands éditeurs, l’entreprise aurait été placée en redressement judiciaire. mais au lieu de cela, le tribunal met en place une procédure de conciliation nommant Hélène Bourbouloux, mandataire ad-hoc qui joue en fait le rôle d’un administrateur judiciaire.

L’examen attentif des comptes sociaux 2016 (voir ici) faisait déjà apparaître de grands risques concernant la poursuite de son activité. D’ailleurs, les commissaires aux comptes YCC et Ernst & Young ont, pour se protéger, enfoui une remarque évoquant la fin de la société : « si le projet de mise en place de source de financement complémentaire n’aboutissait pas, l’application de cette convention de continuité d’exploitation pourrait être remise en cause ».

Financement des plans sociaux    

Presstalis affichait un résultat d’exploitation positif de 21,5 millions d’euros mais un résultat courant avent impôt négatif de 47,3 millions d’euros pour un chiffre d’affaires de 177 millions d’euros, En dépit d’une aide d’Etat de 18,9 millions d’euros et d’une péréquation c’est-à-dire des commissions versées par les éditeurs aussi élevée qu’inégalitaire !

Le résultat courant négatif découle, d’après le rapport de gestion de trois facteurs: le financement des plans sociaux plans sociaux pour 24,3 millions d’euros, des dépréciations d’actifs ou baisse des dotations aux provisions pour 7,4 millions d’euros et 7,2 millions d’euros au titre de l’affacturage. Cette pratique consiste pour une entreprise qui prévoit des retards d’encaissements ou qui doit financer de nouvelles commandes à obtenir des banques des avances de fonds moyennant intérêts. Dans le cas de Presstalis qui a levé 158 millions d’euros au titre de l’affacturage, il s’agit surtout de faire face au besoin permanent de trésorerie.

On relèvera que que le recours à l’affacturage n’a pas évité à la société d’avoir des découverts bancaires qui lui ont coûté 2,46 millions d’euros en 2016, ce qui dénote une imprévisibilité de gestion. Signe de cette tension sur la trésorerie, forcément connue des administrateurs, l’obtention d’un moratoire sur deux échéances de 1,4 millions d’euros du premier prêt FDES de 20 millions d’euros. Les comptes consolidés de Presstalis relèvent, eux, que le besoin de Fonds de roulement (BFR) est passé de 23,8 millions d’euros en 2015 à 55 millions en 2016.

Pour mémoire, fin 2016, l’ancienne gouvernance de Presstalis avait soit menti à la représentation nationale, soit fait preuve d’une grande incompétence car le Sénat, écrit dans son rapport sur le projet de loi de finances 2017 ; « la messagerie prévoit un bénéfice avant intérêts et impôts en augmentation, à hauteur de 5,1 millions d’euros qui pourrait atteindre 12,5 millions d’euros en 2017 et 22,3 millions d’euros en 2018, selon les informations transmises par Presstalis. »

Les dirigeants que de cette société ont toujours bénéficié d’une protection qui s’étend même au secret de leurs rémunérations puisque celles-ci sont tenues secrètes, comme le précise les comptes sociaux, alors que les dirigeants des entreprises côtées comme des entreprises publiques sont connues.

36 millions d’euros de pertes opérationnelles

La situation était pourtant grandement préoccupante puisque le rapport de gestion de l’AG du 29 juin 2017 (voir  et ici) de Pressais relève une « baisse en volume des ventes des quotidiens de 11% et des publications -3,9% ». Cette tendance, au vu des chiffres publiés par l’ACPM concernant les ventes de la presse, s’est poursuivie au même rythme l’an dernier. Au point que des administrateurs de Presstalis ont laissé fuité l’information selon laquelle l’entreprise ne dégagerait pas un résultat opérationnel positif de 21,8 millions d’euros mais une perte 15 millions d’euros environ. Soit un différentiel de 36 millions d’euros.

Cette perte d’exploitation s’ajoutera aux charges exceptionnelles de 2016 qui sont en fait devenues des charges récurrentes pour cette société: affacturage, dépréciation d’actifs et financement des plans sociaux… A cet égard, on constatera qu’une provision de 105 millions d’euros figure dans les comptes 2016 au titre des plans sociaux et que si un versement de 24 millions a eu lieu, le solde reste à apurer, dans un délai de trois années maximum, comme le prévoit la loi.

La présence de charges permanentes se confirme dans la déclaration que les anciens dirigeants de Presstalis avaient faite au Sénat en 2016: « le résultat net 2015 continue d’être largement négatif (-38,3 millions d’euros), notamment du fait des charges sur les plans sociaux antérieurs (34,7 millions d’euros) et des dépréciations d’actifs (27,6 millions d’euros) liées à la mise en oeuvre du nouveau schéma directeur des dépositaires de presse ».

70 millions de résultat négatif au miminum

Les mêmes causes produisant les mêmes effets, l’exercice 2017 devrait donc se traduire si l’on additionne les pertes opérationnelles et les charges récurrentes « exceptionnelles » par un résultat courant avant impôt négatif supérieur à 70 millions d’euros. Soit 40% au moins de son chiffre d’affaires, sinon davantage, celui-ci étant en régression. Si la société, les éditeurs ont intérêt à dramatiser la situation pour obtenir de l’Etat une aide plus importante, ils vont éprouver des difficultés à défendre l’existence même d’une société dont les pertes peuvent représenter la moitié de son chiffre d’affaires.

Dans un avis du 19 décembre 2017, la commission des Finances de Presstalis a, pour la première fois, de son histoire, rendu un avis extrêmement critique:

« La situation de la messagerie apparait plus menacée qu’en 2011… Ces événements sont alarmants car ils montrent que les mesures prises au cours de ces cinq dernières années en terme de réduction des coûts, de mutualisation des moyens et de rationalisation des circuits de distribution, n’ont pas produit les résultats escomptés ou se sont avérées insuffisantes pour rétablir un équilibre pérenne de la filière ».

« Dans son précédent avis du 13 juillet 2017, la Commission avait attiré l’attention du Conseil supérieur sur la précarité des équilibres financiers actuels de Presstalis, qu’il s’agisse de l’exploitation du résultat exceptionnel structurellement déficitaire, des besoins de financement et du recours systématique à un affacturage onéreux pour y faire face, ou encore des capitaux propres très substantiellement négatifs ».

La commission relève, une nouvelle fois, « un excédent brut d’exploitation non minoré des déprécations d’actifs ». Une dépréciation qui devra donc, compte tenu de cet avertissement être inscrite dans les comptes 2017.

Accusant les administrateurs de Presstalis de laisser aller, la commission affirme: « Pendant une grande partie de l’année 2017, la messagerie n’a pas disposé d’une gouvernance à même de faire face aux difficultés qui s’accumulaient. Quant aux fonctions de directeur général, leur précédent titulaire (Vincent Rey) a été informé, également en juin 2017, qu’il devrait les abandonner, mais il continué à les exercer pendant un trimestre, faute de successeur à même de reprendre rapidement le poste ». Michèle Benbunan a, de fait, été nommée à ce poste en novembre 2017 avant d’en prendre également la présidence.

Décalages inexpliqués

« La Commission ne peut que regretter que Presstais ait été laissée ainsi avec une gouvernance affaibli pendant près d’un semestre, au moment où il apparaît que sa situation économique et financière était bien plus dégradée que prévu. »

« Il est apparu à l’automne 2017 que les résultats de Presstalis ne seraient pas en ligne avec le budget et seraient fortement négatifs. La commission a pris connaissance d’un reporting faisant état d’un creusement important du déficit d’exploitation de l’entreprise tandis que le budget présenté au début de l’été « tablait sur un résultat proche de l’équilibre ». La commission n’a pas élucidé les raisons de ce décalage considérable par rapport au budget ».

« Les décalages importants constatés sur les produits d’exploitation, semble trouver en grande partie sa source dans les niveaux de remise commerciale, de produits hors barème, de produits de diversification, et de prestations logistiques ». Il semble que la direction générale, dans ses explications fasse référence à des remises exceptionnelles accordées à certains titres dans le but de les dissuader de partir ou de retourner pour certains aux MLP.

La commission précise que « la direction générale de Presstalis avance des explications mettant notamment en doute la réalité de la variabilisation de certaines charges externalisées et l’efficacité du dispositifs des plateformes régionales » mais elle ne se montre pas convaincue par les arguments présentés. Elle affirme ne pas disposer d’éléments permettant d’appréhender plus avant l’origine de ces décalages « et souhaitent « leur mise à jour ».

En guise de conclusion, la commission fait fait référence aux nécessaires restructurations et appelle de ses voeux « des mesures énergiques ». Et c’est là que l’on voit revenir les mêmes acteurs avec les mêmes solutions.

Le plan « Raspiller »

Sébastien Raspiller, secrétaire général du Comité Interministériel des Restructurations Industrielles (Ciri), DG Trésor élabore comme en 2012, en étroite collaboration avec les grands éditeurs, Hélène Bourbouloux et Michèle Benbunan, un nouveau plan de sauvegarde. Sans tenir compte des leçons du passé… Ce haut fonctionnaire valide naturellement l’octroi d’une dotation de 180 millions d’euros dont le produit servira à recapitaliser une société. Cette somme s’ajoutera aux 18,9 millions d’euros versés dans le cadre de la loi de Finances par l’Etat et elle s’accompagne d’un moratoire sur les deux prêts de 50 millions d’euros (54 avec les intérêts) accordés par le FDES.

Une partie du produit de cette somme doit abonder un nouveau plan social concernant le siège de Presstalis. Le chiffre d’une centaine de salariés du secteur commercial est déjà avancé en interne et des administratifs pourraient être concernés; rappelons que l’entreprise dans son ensemble comptait en 2016, 1672 salariés pour une masse salariale de 110 millions d’euros, soit 65790 euros par salarié.

Dépôts cédés pour un euro

Comme les dépôts de presse, communément appelés niveau 2, constituent un foyer de pertes important, notamment les SAD (Sociétés d’Agence et de Diffusion), Presstalis en accord avec Bercy a proposé de les céder à Géodis pour un euro symbolique.

Ces dépôts ont, en effet, affiché en 2016 une perte d’exploitation de 25,3 millions d’euros et une perte d’exercice de 38 millions d’euros, leur cession pour un euro symbolique à Geodis (filiale SNCF) a été décidée. En revanche, le dépôt de Bobigny qui alimente toute l’Ile de France ne sera pas cédé car il est considéré comme étant de de niveau 1, c’est-à-dire englobé dans la maison mère Presstalis.

Se séparer de Bobigny équivaudrait à fermer le niveau 2, jugé essentiel dans la filière de la distribution et déclencherait un conflit de grande envergure avec le puissant syndicat du Livre. Les SAD, à la différence d’autres dépôts comme les Soprocom ou ceux qui sont gérés par des indépendants, sont toujours sous contrat avec le syndicat du Livre dont les rémunérations sont plus élevées. Ce qui fait dire à leurs concurrents que leur coût de fonctionnement est supérieur de 35% aux autres dépôts quand le syndicat admet aujourd’hui un différentiel de 15%.

Cette différence salariale justifie pour Presstalis cette cession à titre gratuit, Geodis, par ailleurs, devra mettre en place un plan social, financé hors Presstalis et faire face à un probable conflit social. Cependant; cette vente gratuite pourrait soulever un problème au regard des valorisations figurant dans les comptes sociaux des SAD car les fonds commerciaux étant valorisés à 40 millions d’euros et les installations techniques à 18 millions.

Gel des transferts pendant trois ans

Pour ne pas être accusées de ne pas défendre la filière de la distribution, les MLP (Messageries Lyonnaises de Presse), le concurrent, se sont également portées acquéreurs des dépôts à travers le projet Alliance, affirmant bénéficier du soutien de la BPI, la banque publique.

Le dépôt de cette offre n’a pas semble t-il, reçu le soutien de Presstalis ni de l’Etat. Mieux, Presstalis, en accord avec les pouvoirs publics exigeraient un gel du transfert de tous les éditeurs encore en contrat chez Presstalis vers les MLP pendant trois ans, la durée du plan de sauvegarde Dernière décision prise par Bercy, en vertu du principe selon lequel l’Etat n’accorde des aides à une entreprise que si celle-ci fait des efforts, la hausse du prix de vente facial de 10 centimes imposée à toutes les publications. Son produit serait uniquement affecté au niveau 1, à savoir Presstalis à l’exclusion des dépôts et des diffuseurs de presse.

10 centimes de hausse pour tous les titres

Il est vrai que la différence de traitement des titres entre les différents acteurs de la filière est devenue une seconde nature chez Presstalis puisque la société facture, par exemple, une commission de 6% sur la gestion des titres par les dépôts(niveau 2) aux grands groupes (Prisma, Mondadori, Le Figaro, Le Monde etc..) quand elle impose un taux compris entre 12 et 15% aux petits éditeurs.

Cette hausse du prix de vente avait déjà été prise par les quotidiens nationaux en 2012 pour compenser la baisse des ventes afin de garantir à Presstalis le même niveau de recettes. Cette nouvelle augmentation de dix centimes ne permettra pas aux messageries d’accroître leur chiffre d’affaires car elle s’accompagnera, si elle ne l’amplifie pas, d’une baisse des ventes.

A titre indicatif, si l’on considère, que les seuls quotidiens d’information nationale (Le Figaro, Le Monde, Libération, Les Echos) réalisent 100 000 exemplaires par jour de ventes au numéro, soit 30 millions d’exemplaires par an, une hausse de dix centimes fera seulement rentrer dans les caisses 3 millions d’euros. Or, le volume traité aura, lui, baissé de 10%.

Le nouveau plan que veut mettre en route Bercy ne fait donc aucunement preuve d’idées novatrices. Il épargne aux hauts fonctionnaires de Bercy une profonde remise en cause et il permet aux grands titres d’organiser d’ici 2021 l’extinction des ventes du papier, sans être contraints de s’interroger sur la qualité de leur offre rédactionnelle. Des centaines, sinon des milliers de petits titres vont disparaître. A la différence des plans passés, celui-ci pourrait être plus difficile à justifier car il ne vient pas conforter une presse indépendante mais des groupes détenus par les oligarques français qui bénéficient d’aides publiques ou de contrats d’Etat !

http://electronlibre.info/presstalis-vers-scandale-detat/

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