Quand la liberté de la presse meurt en silence

Quand la liberté de la presse meurt en silence

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« La liberté de la presse est menacée en France ». Combien de fois n’a-t-on pas lu ou entendu ce point de vue ces derniers mois ? Or, une mauvaise pièce se joue actuellement en coulisses et risque de rendre réelle et tangible cette affirmation dans les prochaines semaines. Cela, malheureusement, personne n’est en mesure de le soupçonner et pour cause.

Une réforme de la distribution de la presse, actuellement en cours de discussion, s’apprête en effet à porter un coup fatal à la Loi Bichet, texte fondateur, qui garantit depuis 1947 que « la diffusion de la presse imprimée est libre ». L’Assemblée Générale du Conseil Supérieur des Messageries de Presse (CSMP), dont l’objectif central est de garantir le pluralisme de la presse à travers l’impartialité de sa distribution, a ainsi voté le 18 novembre dernier la mise en œuvre d’une nouvelle norme dite « d’assortiment ».

Cette mesure, en donnant aux maisons de la presse, kiosquiers et autres points de vente, la possibilité de supprimer de leurs linéaires, par périodes de 6 mois, jusqu’à 20% des titres proposés (hors quotidiens et presse d’opinion), dans la limite de 3% de leur chiffre d’affaires et ce, sans avoir à motiver davantage leur décision, mettra définitivement les éditeurs à la merci des diffuseurs.
Sous couvert de vouloir donner aux diffuseurs la possibilité de mieux ajuster leur offre, on voit donc bien se mettre insidieusement en place une implacable machine à déréférencer, au profit des grands groupes d’édition, et ce, sans aucun garde fou. Ne pouvant accepter l’application de méthodes issues de la grande distribution à un produit dont la valeur première ne réside pas dans son prix mais dans l’intérêt de son contenu, le Syndicat de l’Association des Editeurs de Presse (SAEP) tire la sonnette d’alarme et invite les éditeurs à se mobiliser avant qu’il ne soit trop tard.

Cette réforme concerne tout le monde. Pourtant, celle-ci est discutée en catimini dans le cénacle du CSMP et de sa « Commission des normes et bonnes pratiques », comme malheureusement trop souvent en France lorsque de gros intérêts sont en jeu. Conséquence logique, tout le monde ignore ce qui se trame en ce moment dans notre dos, des professionnels du secteur (éditeurs, journalistes…), aux décideurs publics, en passant par les premiers intéressés, les lecteurs.

Si l’assortiment devient le nouveau mètre étalon de la distribution de la presse en France, les dommages causés seront immédiats et surtout irréversibles. Les diffuseurs décideront arbitrairement quels titres le public pourra ou non acheter, sans que celui-ci en ait même forcément conscience. Pire, on peut craindre que certains réseaux de diffusion appartenant à des éditeurs, auront la tentation, dans ces conditions, de privilégier les magazines « maison » et de pousser leurs concurrents hors des linéaires. Dans une démocratie comme la nôtre, une telle évolution pose donc un réel problème en termes de pluralisme et de diversité : au nom de quoi des points de vente et de grands groupes industriels pourront demain dicter ce que les citoyens de notre pays peuvent lire ou pas ?

Ces évolutions ont été présentées comme une solution pour sauver les éditeurs, mais, dans les faits, seuls les intérêts des plus gros seront préservés et l’impact sera considérable en termes d’emploi pour les autres. Incapables de trouver des relais de croissances, les grands groupes de presse avancent masqués via le CSMP, pour obtenir ce mécanisme, qui leur permettra d’évincer les petits et moyens acteurs et, in fine, se repartager l’intégralité du secteur. Ils seront alors libres de constituer des oligopoles et de décliner leurs titres phares thèmes par thèmes (cuisine, décoration, bricolage, voyage, art de vivre, spectacle, etc.), selon des logiques de marque, pour combler le vide laissé par les titres et les éditeurs qui auront disparu. Soit la négation même de toute notion de choix, d’abondance et de concurrence.

On ne peut dès lors que légitimement s’interroger sur l’intégrité et la transparence du CSMP dans la conduite de cette réforme, dans la mesure où celui-ci s’apprête à faire voler en éclats la loi qui l’a institué et à renier sa mission première.

Heureusement, il est encore temps d’agir pour éviter que la presse magazine soit vendue demain comme un yaourt ou une eau minérale en grande surface. Le principe d’assortiment n’est pas mauvais en soi, mais ses conditions d’application apparaissent extrêmement contestables et préoccupantes. C’est la raison pour laquelle le SAEP propose une autre voie : retenir la notion de « titre vendeur », et interdire la suppression sur un point de vente donné, de toute publication, dont au moins un tiers des exemplaires livrés a effectivement été vendu.

Le SAEP invite l’ensemble des éditeurs à se mobiliser en faveur de cette proposition, à même de préserver l’extraordinaire richesse de la presse française. Mais nous souhaitons aussi, que, pour un texte de cette importance, une discussion s’ouvre enfin avec les éditeurs, jusqu’ici soigneusement laissés au secret. Obtenir un accord dont les modalités sont acceptées par les acteurs qui sont les premiers concernés, c’est aussi cela la démocratie.

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